Corinne Vionnet : Voir Jusqu'à l'oubli
- Fabrice LAUDRIN
- 19 mars
- 5 min de lecture

Tout commence par une superposition. Corinne Vionnet assemble, accumule, empile. Des centaines d’images captées par d’autres, recomposées en une seule. Une structure familière apparaît — une tour, un monument, un paysage connu. Mais en s’approchant, le trouble naît : l’image n’est plus qu’une persistance, une rémanence confuse. Trop de visions entremêlées ont brouillé les contours, comme si le regard brûlait sous l’excès d’expositions.
L’image en excès : trop voir, c’est ne plus voir
Vionnet travaille sur le trop-plein. Sa série "Photo Opportunities" révèle cette accumulation frénétique d’images touristiques, toutes prises sous le même angle, avec la même intention. Ce qui devrait être une reconnaissance devient une perte. L’image est encore là, mais dissoute dans un flou spectral. Ce n’est plus un monument que l’on regarde, c’est son fantôme, une persistance rétinienne collective.
Lacan nous apprend que l’image est toujours prise dans un réseau de signifiants, qu’elle ne se donne jamais immédiatement. Dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, il rappelle que le regard n’est jamais neutre : il est structuré par le désir et par la mise en scène du sujet dans le champ du visible. Avec Vionnet, ce qui apparaît n’est pas tant un paysage, mais une topographie du manque, une trace d’un trop-plein qui finit par aveugler. Son travail illustre ce que Lacan nomme l’objet a : un reste insaisissable, un excès qui ne peut être symbolisé. Ici, ce n’est plus un manque qui structure le regard, mais une saturation qui le dissout.
La brûlure du visible : quand l’image dépasse le seuil du regard
Le travail de Vionnet rappelle une vérité fondamentale du visible : au-delà d’un certain seuil, l’image s’autodétruit. C’est la même intensité que l’on retrouve chez Francis Bacon, où la figure se dissout dans la matière, ou chez Gerhard Richter, lorsque l’histoire se noie dans le flou. Regarder une œuvre de Vionnet, c’est assister à cette lente combustion d’un repère visuel. Ce que nous reconnaissions s’efface sous nos propres projections.
Maurice Merleau-Ponty, dans L’Œil et l’Esprit, explore cette dissolution du visible. Il rappelle que nous ne voyons jamais l’image en elle-même, mais toujours en creux, à travers un jeu de perceptions et d’attentes. Chez Vionnet, l’accumulation photographique met en échec ce processus : à force de répétition, l’image ne devient plus qu’une empreinte diffuse, un excès où l’œil cherche à s’accrocher sans jamais pouvoir le faire. Ce qui brûle ici, ce n’est pas l’image, mais notre capacité à lui donner un sens stable.
Mais ici surgit la faille : le travail de Vionnet s’épuise dans sa propre logique. En cherchant à dissoudre l’image sous l’excès, elle finit par recréer un nouveau dogme du visible, une structure figée où la disparition devient une mécanique prévisible. Ce qui devait être un effacement devient une signature. Il y a quelque chose de paradoxal à capturer l’impermanence par un procédé stable, à figer la dissolution dans une esthétique immédiatement reconnaissable. Cette contradiction est son gouffre, la limite où son œuvre vacille entre subversion et confort visuel.
Ce qui reste après l’image : une persistance rétinienne
Lorsque Magritte joue avec le déplacement du visible (un masque sur un visage, un voile sur le réel), Vionnet, elle, pousse plus loin : elle altère l’image par accumulation, elle la surcharge jusqu’à la disparition. L’image disparaît sous son propre poids. Ce qui reste, c’est une trace, un souvenir troublé, une brûlure rétinienne.
La persistance rétinienne est une illusion. Elle est ce moment où l’image reste imprimée sur l’œil alors qu’elle n’existe plus. Une empreinte lumineuse qui s’accroche au nerf optique avant de s’évanouir. Mais chez Vionnet, cette persistance devient un phénomène inverse : ce n’est plus une rémanence fugace, mais une empreinte définitive. L’image ne s’efface jamais tout à fait, elle sature la mémoire, elle hante. Ce n’est plus une disparition, c’est une insistance. Une contamination du regard qui interdit l’oubli.
André Green, dans sa théorie sur le complexe de la mère morte, analyse ce phénomène de persistance psychique où l’absence devient une présence pesante. Ce que Vionnet produit ici est du même ordre : un travail de deuil inversé où l’image, au lieu de disparaître progressivement, sature jusqu’à ne plus rien laisser voir. Le monument est encore là, mais il n’existe plus comme objet singulier : il est devenu une ombre collective, une accumulation sans substance.
Mais ce procédé contient une autre tension : en répétant à l’infini cette dissolution, Vionnet crée une nouvelle forme d’opacité. Ce que l’on croyait une disparition devient une barrière. L’image, trop superposée, cesse d’être une ouverture pour devenir une clôture, un écran où le regard glisse sans s’accrocher. Cette fatigue du visible, cette asphyxie par excès, est une impasse : à force de trop vouloir dire l’invisible, elle finit par le rendre imperméable.
Peut-on vraiment voir ce qui nous consume ?
Peut-être que non. Peut-être que l’image la plus marquante est justement celle qui se refuse à nous, celle qui nous échappe au moment où nous croyons l’avoir saisie. Corinne Vionnet nous rappelle cette vérité paradoxale : c’est dans l’excès d’images que naît le vide, c’est dans l’accumulation que surgit l’oubli. Et si voir, c’était avant tout accepter de ne pas voir totalement ?
Ce point est essentiel dans la psychanalyse de l’image. Georges Didi-Huberman, en analysant les photographies des camps de concentration dans Images malgré tout, pose cette question radicale : que reste-t-il lorsqu’on a trop d’images ? L’horreur ne se donne pas à voir, elle ne peut être qu’évoquée par une absence, par un fragment. Vionnet, d’une autre manière, joue avec cette même tension : trop d’images tuent l’image, trop voir nous empêche de voir.
Mais là encore, son œuvre touche une frontière critique : l’oubli qu’elle produit est-il encore un oubli, ou bien une sursaturation qui anesthésie ? À force de voir trop de traces, on ne perçoit plus rien d’autre que la mécanique même de cette disparition. Vionnet, en effaçant, révèle peut-être plus qu’elle ne le voudrait : l’image ne disparaît jamais totalement, elle change simplement de nature, devenant une empreinte fossilisée, un rituel d’effacement qui finit par faire écran.
Ainsi, ce que Vionnet nous apprend, c’est peut-être à désapprendre le regard, à accepter que toute image est hantée par ce qui lui échappe. À trop vouloir capturer le visible, on finit par ne plus rien voir. L’image brûle, et nous restons dans cette lumière aveuglante, pris entre fascination et épuisement. Et moi, tel un sphinx de nuit, je suis pris dans cette lumière, dans cette brûlure, à m'y cramer de plaisir.
Actuellement, le Musée de Pont-Aven présente l'exposition "Écran Total" de Corinne Vionnet, visible du 1er février au 4 mai 2025. Cette exposition interroge notre mémoire collective et nos comportements touristiques à travers une réflexion sur le partage et la répétition des images à l'ère du numérique, des réseaux sociaux et du tourisme de masse.
Bibliographie
Didi-Huberman, G. (2003). Images malgré tout. Paris, France : Les Éditions de Minuit. JSTOR+2Wikipédia, l'encyclopédie libre+2Les Éditions de Minuit+2
Green, A. (1983). Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris, France : Les Éditions de Minuit.Cairn.info+2Nathalie Neyrolles+2Wikipedia+2
Lacan, J. (1973). Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris, France : Le Seuil.
Merleau-Ponty, M. (1964). L'Œil et l'Esprit. Paris, France : Gallimard.
Vionnet, C. (s.d.). Photo Opportunities. https://www.corinnevionnet.com/photo-opportunities