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JUNG : Archétype de l'Ombre et le Saturne de Goya

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 6 févr.
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 9 févr.





Derrière chaque Moi poli, chaque Persona bien taillée pour la société, il y a une Ombre qui veille. Un double refoulé, une présence qui ne disparaît jamais, mais qu’on fait semblant d’ignorer.


Jung l’a bien vu : ce que nous refusons d’accepter en nous-mêmes ne disparaît pas, ça s’accumule. L’Ombre, c’est l’ensemble des pulsions, désirs, instincts, failles, contradictions que nous avons refoulés. Plus on veut la cacher, plus elle gagne en puissance, et quand elle surgit, ce n’est jamais en douceur.


Goya, lui, n’a pas cherché à la cacher. Il l’a peinte. Et il l’a peinte mieux que personne dans sa série des Peintures Noires (1819-1823), ce moment où l’artiste abandonne l’ordre social pour plonger tête la première dans ce que l’humain a de plus sombre. Pas de rationalisation, pas d’édulcoration. Juste l’Ombre à l’état brut.

Et dans ce naufrage de l’âme, une œuvre s’impose : Saturne dévorant un de ses fils.


L’Ombre, c’est ce que nous refusons de voir en nous

Quand Jung parle de l’Ombre, il ne parle pas du mal au sens moral. Il parle de tout ce qui a été rejeté par le Moi, tout ce qui ne correspond pas à l’image que nous avons de nous-mêmes. Cela peut être des pulsions agressives, des désirs inavouables, mais aussi des qualités inexploitées, des instincts brimés, des énergies non assumées.


Regardez Saturne dévorant un de ses fils. Ce n’est pas un monstre mythologique classique, ce n’est pas un titan majestueux sculpté dans la violence héroïque. C’est une créature à moitié humaine, pathétique et terrifiante.


Ses yeux sont fous, sa bouche béante, ses mains crispées. Il ne mange pas son fils, il l’engloutit, il le massacre dans un mélange d’avidité et d’horreur, comme s’il était lui-même déchiré par ce qu’il est en train de faire.


C’est exactement ce que Jung décrit : une Ombre mal intégrée devient destructrice, elle ne sait pas quoi faire d’elle-même, elle agit de façon compulsive, souvent contre ses propres intérêts.


Nous avons tous une Ombre. Mais si nous ne la regardons pas, elle finit par nous posséder.


Pourquoi Goya a-t-il peint son propre monstre ?

On oublie souvent que Goya n’a pas toujours été cet artiste des ténèbres. Avant les Peintures Noires, il était peintre de cour, portraitiste des grands d’Espagne, maître de la couleur et du faste officiel. Puis tout a basculé.


Une surdité soudaine, une guerre sanglante, une désillusion totale face à l’humanité. Tout ce qu’il croyait s’effondre. Son art aussi. Plus question de masquer la violence sous des ornements. Il abandonne la lumière et va peindre dans l’ombre.


Saturne dévorant un de ses fils n’était même pas destiné à être vu : c’était une peinture murale, dans sa propre maison, comme si Goya peignait directement sur les murs de son inconscient. Il ne cherche plus à plaire, il cherche à voir ce qui le hante.


Jung dirait qu’il est passé du refoulement à la confrontation. Il n’a plus d’image sociale à défendre, il ose regarder en face ce qui ronge l’humanité : la peur de perdre, la terreur du temps qui passe, l’instinct brut qui prend le dessus sur la raison.


Et quand on regarde cette œuvre, on sent bien que ce n’est plus seulement Saturne qui est là. C’est Goya lui-même.


Pourquoi faut-il regarder son Ombre en face ?

Jung le dit clairement : celui qui refuse son Ombre en devient l’esclave.


L’Ombre qui n’est pas intégrée prend le contrôle en douce. Elle fait de nous des êtres qui projettent leurs ténèbres sur les autres, qui passent leur temps à voir le mal ailleurs sans jamais le reconnaître en eux-mêmes. Elle nous rend aveugles à nous-mêmes.


Regardez bien Saturne dévorant un de ses fils. Ce titan, autrefois puissant, est réduit à un monstre grotesque, maladroit, piégé dans sa propre sauvagerie. Il ne dévore pas son fils parce qu’il est puissant, mais parce qu’il est terrifié.


C’est exactement ce que fait une Ombre qui n’a pas été regardée. Elle agit par peur, elle saccage ce qu’elle devrait protéger, elle détruit ce qu’elle voulait posséder.


L’intégration de l’Ombre, ce n’est pas lui donner libre cours. Ce n’est pas se laisser aller aux pulsions. C’est la reconnaître, lui donner un espace, lui permettre d’exister sans qu’elle prenne toute la place.

Goya l’a regardée en face. Et il l’a peinte.


Conclusion : que voyez-vous en Saturne ?

L’Ombre, ce n’est pas juste un concept psychanalytique. C’est une réalité intérieure. Elle est en chacun de nous.


Quand on regarde Saturne dévorant un de ses fils, on voit un titan en train de sombrer dans la démence. Mais si on regarde vraiment, on se rend compte qu’il nous regarde aussi.

Parce que la vraie question, ce n’est pas "Qu’a peint Goya ?", c'est "Oserons-nous lui répondre ?"



Bibliographie

Jung, C.G. Les archétypes et l’inconscient collectif. Paris : Gallimard, 1964.

Jung, C.G. Psychologie et alchimie. Paris : Buchet/Chastel, 1970.

Von Franz, Marie-Louise. L’Ombre et ses projections. Paris : La Fontaine de Pierre, 1981.

Hillman, James. Re-Visioning Psychology. Harper Perennial, 1975.

Goya, Francisco. Saturne dévorant un de ses fils, 1819-1823, huile sur mur transférée sur toile, Musée du Prado.

Panofsky, Erwin. Essais d’iconologie. Paris : Gallimard, 1967.

Didi-Huberman, Georges. Devant l’image. Paris : Minuit, 1990.



Notions psychanalytiques évoquées

L’Ombre (Jung) → L’aspect refoulé de la psyché, contenant les pulsions, les désirs, mais aussi les forces créatrices ignorées.

Le Refoulement et la Projection (Freud, Jung) → Tout ce qui est nié en soi-même finit par être projeté sur les autres ou refait surface sous des formes incontrôlables.

Le Processus d’Individuation (Jung) → Intégrer l’Ombre, ce n’est pas la laisser nous dominer, mais l’accepter comme une part nécessaire de nous-mêmes.

La Peinture comme Confrontation à l’Inconscient (Jung, Didi-Huberman) → Goya n’a pas seulement peint Saturne, il a peint une vérité qui dépassait son propre Moi, une vision surgie de ses profondeurs.



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