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Graffiti : (6) "Kilroy was here", l'Œuvre d'art peut-elle survivre à son contexte ?

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 18 févr.
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 19 févr.

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Kilroy a laissé son ADN… mais où et pourquoi ?

Elle est là. Plantée. Fixée dans un temps qu’on ne sait plus vraiment dater et replacer dans son contexte. Une statuette de jeune fille enceinte. Ni madone ni courtisane, ni triomphe de la maternité juste un ventre, un ventre trop jeune. Juste un seuil figé, une anomalie de l’histoire des corps. Et comme si cela ne suffisait pas, un détail ajoute à la confusion : Kilroy was here. Détail qui aujourd'hui, me semble, nous semble sordide. Et nous remémore que chaque chose a son ombre...


A l'heure où tout bien vendu sur l'internet officiel est amplement documenté, cette statuette est une énigme sur les sites marchands. La seule information certaine est qu'elle soit un artéfact contemporain de la Seconde Guerre mondiale et produite en masse par l'industrie nord américaine. Tentons cependant de la percevoir un peu plus en profondeur avec nos yeux d'aujourd'hui.


Kilroy was here, cette statuette en est-elle le témoignage ? Un souvenir de passage ? Une moquerie grasse de chambrée à soldats ? Une marque laissée sur une chair anonyme ? Le contexte de fabrication se dérobe. Guerre du Pacifique ? Occupation en France ? L’origine historique flirte avec la rumeur numérique, ballottée entre vendeurs d’objets anciens et hypothèses bricolées. Japonaise ou française ? C’est selon les marchands. On ne prend même plus la peine de scruter ses traits. Étrangère, simplement. Étrangère aux GI's, étrangère au regard du contexte de production.


Le matériau – celluloïd et bakélite – la situe quelque part dans les productions de la Seconde Guerre mondiale, celles qui inondèrent les marchés militaires et civils. Mais pour quoi faire ?


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A peine un an après la fin de cette guerre, une publicité de The Billboard montre une fjeune femme radieuse arborant fièrement une figurine de Kilroy coincée entre ses seins. Symbole d’un amant de passage, d’une occupation intime, d’un GI’s souvenir ? Là encore, la trace actuelle ne dit pas tout. Juste que Kilroy was here occupait aussi profondément la sphère des corps et de leurs interactions.


Une silhouette suspendue

Dans cette statuette, Ce qui dérange, c’est le corps en mutation. Une grossesse sans gloire, un ventre qui pèse plus qu’il n’exulte. Galoches aux pieds, tête baissée, ventre proéminent, la statuette présente une silhouette lestée par un destin anonyme. Une jeune fille, pas encore femme, déjà marquée.


Le blanc ivoire accentue l’ambiguïté : pureté revendiquée ou neutralisation d’un sujet dérangeant ? Comme si la couleur effaçait ce qui cloche. Comme si l’absence de pigmentation permettait d’éviter la question principale : qui est-elle ?


Si elle est française, alors elle raconte ces jeunes femmes laissées derrière les chars de la Libération, ces histoires d’amours opportunes et de bébés métissés du débarquement. Si elle est japonaise, alors elle parle des laissées-pour-compte de l’occupation américaine, des enfants nés de la guerre et des regards fuyants.


Mais à bien y regarder, ce flou fait partie du jeu. La statuette n’a pas besoin d’être située. Elle est l’empreinte d’un passage, une présence suspendue, un instant d’après-guerre fixé dans un volume muet.


Un objet du seuil, un objet du manque

Dans la Psychanalyse du Seuil, on traque ces objets qui tiennent en équilibre. Entre deux statuts, entre deux regards. Ici, ce corps hésite encore. Il n’est plus enfant, pas tout à fait mère. Il ne représente ni la glorification de la maternité ni le drame d’une chute sociale. Il est en transit. Un ventre qui s’arrondit sans explication, sans légende officielle, sans discours pour le justifier. Mais une production, une idée, assez populaire à l'époque pour avoir été lancé en grande série sur le marché.


Si l’on suit Lacan, alors la statuette est un objet petit a, cette chose insaisissable qui génère le désir et le trouble. Elle force à poser une question sans réponse : quel est son rôle ? Et, plus pervers encore : qui doit répondre ? Qui l'achetait ? Qui exhibait cette jeune femme ?


On voudrait qu’elle raconte une histoire. Qu’elle dise si elle est un clin d’œil moqueur ou un stigmate silencieux. Mais elle ne le fera pas. Kilroy est passé, il a laissé une trace, et il a filé. Comme toujours.


une cicatrice manufacturée

La statuette de la jeune fille mise enceinte par Kilroy est aujourd'hui un pur artefact du trouble. Son contexte réel s’est évaporé, ne laissant que des hypothèses empilées comme des archives mal classées. Elle est la mémoire d’un regard ambigu, une résurgence industrielle de ce que la guerre a laissé dans l’intimité des villes de l'arrière front et celles libérées ou occupées.


Que reste-t-il ? Une figurine vendue sans explication, flottant entre plusieurs récits. Un corps en déséquilibre. Et cette incertitude, insupportable, qui force à se demander : où Kilroy est-il vraiment passé ?


Quand l'œuvre quitte son temps

Qu’arrive-t-il à une œuvre militante ou fortement signifiante quand elle échappe à son contexte ? Lorsqu’un objet né pour ancrer, protester ou témoigner survit jusqu'à une époque et à un contexte qui n’ont plus les mêmes codes, que reste-t-il ?


Ce qui faisait brûler les regards devient décoration, bibelot d’antiquaire, pièce de collection. Un fragment de lutte neutralisé. Ce qui servait à provoquer, dénoncer, transgresser, finit par se figer dans l’esthétique ou l’anecdote. Une statue d’agit-prop peut devenir objet d’étude muséale, un graffiti subversif peut être monnayé en NFT.


Cette statuette, aujourd’hui privée de son origine claire, en est l’exemple parfait. Était-elle un message, un ricanement de chambrée, un rappel cruel d’une guerre violant l'intime, une fierté contextuelle ? Aujourd’hui, elle est vendue en ligne, vidée de sa charge initiale. Un objet dont on ne sait plus s’il faut en rire ou s’en troubler profondément. Un artefact dont le sens a fui, comme Kilroy was here grand inséminateur.


A quoi est-il utile, quel est son rôle, comment fait-il miroir, aujourd'hui, ici et maintenant ?

Signifiant puissant, comment faire pour attacher ad vitam et ubique le signifié et sa densité ?



Bibliographie

Sources historiques et documentaires sur Kilroy et la statuette

  • The Billboard. (1946, November 9). The World's Foremost Amusement Weekly (Vol. 58, No. 45). Billboard Publications.

  • eBay. (n.d.). Vintage Kilroy Was Here WWII Figurine [Annonce en ligne]. Consulté le 18 février 2025 sur eBay Canada.

  • Etsy. (n.d.). Kilroy Was Here Original 1940s WWII Era [Annonce en ligne]. Consulté le 18 février 2025 sur Etsy.

Études et analyses sur le mème Kilroy Was Here

  • Mash, K. (2017). Kilroy Was Here: A Cultural History of the Most Enduring Graffiti of the 20th Century. New York: Routledge.

  • Wray, M. (2013). Graffiti and Identity: The Role of Kilroy in American Popular Culture. Oxford University Press.

  • Graphism.fr. (2016). Connaissez-vous Kilroy, le premier mème de l’histoire ? Consulté le 18 février 2025 sur Graphism.fr.

Psychanalyse du seuil et Lacan appliqués à Kilroy et à la statuette

  • Lacan, J. (1964). Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris: Seuil.

  • Anzieu, D. (1985). Le Moi-Peau. Paris: Dunod.

  • Laudrin, F. (2025). La Psychanalyse du Seuil et l’interstice dans l’art contemporain. Pont-Aven : Éditions du CFAP.

Articles et discussions en ligne sur la statuette et son origine incertaine

Notions psychanalytiques croisées

Objet petit a (Lacan)

L’objet petit a est ce qui manque toujours, ce qui attise le désir sans jamais pouvoir être pleinement atteint. La statuette de la jeune fille enceinte incarne ce manque : elle est une trace laissée, un passage dont le sens s’est perdu, un objet qui attire le regard sans donner de réponse. Elle joue sur l’incomplétude du sens, laissant le spectateur face à une interrogation non résolue.


Le Seuil (Psychanalyse du Seuil)

Cette statuette est une figure du seuil, un entre-deux où rien n’est encore fixé : ni enfant ni mère, ni icône ni propagande. Elle habite un espace suspendu, où le temps et l’identité vacillent. Comme Kilroy Was Here, elle témoigne d’un passage sans livrer de destination.


Le Moi-Peau (Anzieu)

Le Moi-Peau est l’idée que notre identité psychique repose sur une enveloppe protectrice, analogue à la peau. La statuette interroge ce concept : quelle est la peau du sens ? Dépourvue d’inscription claire, elle devient une surface où chacun projette ses propres fantasmes et récits. Son ivoire neutre est une peau blanche d’effacement, qui gomme la charge initiale pour mieux en faire un espace flottant.


L’Inquiétante étrangeté (Freud)

Freud décrit l’Unheimliche, cette sensation étrange où l’intime devient inquiétant, où le familier se teinte de malaise. Ici, une jeune fille enceinte devient un objet ambigu : signe d’une maternité en devenir ou d’une blessure silencieuse ? Le regard hésite, oscillant entre la tendresse et le malaise.


La Trace et le Manque (Derrida/Lacan)

Comme le graffiti Kilroy Was Here, cette statuette est une trace, un reste d’un passage qui a eu lieu mais dont l’intention s’est évanouie. Elle met en jeu l’absence, la disparition du sujet, le vestige d’un acte qu’on ne peut plus rattacher à son contexte original. Elle devient un signe orphelin, en attente d’être réinterprété.


L’Objet Fétiche (Freud/Baudrillard)

Freud voit le fétiche comme un objet de substitution, comblant une absence insupportable. Baudrillard prolonge cette idée en montrant que le fétiche devient un objet de consommation vidé de son sens premier. Aujourd’hui, la statuette est un objet marchand, collectionné pour son étrangeté, son exotisme historique, mais détaché de toute fonction symbolique initiale.


 
 

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