Alain, séance 2 - La Belle et la Bête
- Fabrice LAUDRIN
- 4 févr.
- 14 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 févr.

Lundi 13h15 – Jambon beurre.
Le souvenir du camembert au four de la semaine dernière m’avait un peu soulevé le cœur. Cette fois-ci, j’ai opté pour un simple jambon beurre et une bière. Ça fait très urbain, ou très touriste, qu’importe, j’aime ça et ça me rappelle mes années d’étudiant où j’attendais le train Gare d’Austerlitz pour rentrer chez mes parents. Croyez-moi la légende selon laquelle les sandwichs SNCF étaient aussi épais qu’un papier de cigarette est vraie. Mais bon, ça me donnait l’illusion d’être un homme indépendant.
Et maintenant, c’est ma fille qui s’émancipe. Je me demande… est-ce qu’elle déjeune au musée ? Je crois qu’il n’y a pas de cantine. C’est son premier jour, et ce matin, je n’y ai même pas pensé. Pas une question, pas un rappel, rien. Comme si je faisais tout pour ne pas voir qu’elle quitte doucement le nid. Envoyer un sms à sa mère pour savoir si elle y a pensé de son côté ? Non, ça ferait encore plus piteux.
Mon reflet dans le miroir du bar, non, franchement, je ne ressemble pas à un monstre. Je traîne un peu, me remémorant la dernière séance avec Alain. Quels étaient les mots de fin de séance ? Diantre, je me fais vieux.
J’enfile en vitesse mon manteau, il serait plus sage que je relise mes notes avant son arrivée.
D’un pas pressé, je file au cabinet, maudissant ma mémoire de poisson rouge. Je salue au passage ma guide conférencière préférée. Elle me fait un petit geste, mi-complice, mi-taquin. Je réponds rapidement, trop rapidement, sans m’arrêter. Un éclat de frustration traverse son visage. Mais aujourd’hui, je ne peux pas. Je file, laissant derrière moi cette promesse silencieuse de "la prochaine fois".
13h25.
Aie, Alain est déjà là. Je peux m’asseoir sur mes cinq minutes salutaires. Un jour, faudra bien que je me décide à louer un cabinet avec une salle d’attente.
Il m’attend, le dos vouté, le nez caché sous son écharpe, mais cigarette au bec, exercice étrange de contorsionniste du visage, entre fumeur obstiné et cambrioleur qui se planque. Là aussi, va falloir que je pense à mettre un cendrier sur le palier ou sur le rebord de la fenêtre. Quoique non, ça encouragerait le fait de venir un peu trop tôt.
Je grimpe quatre à quatre les marches du perron, lui serre la main tout en dégainant mes clefs. Je balance mon manteau sur sa patère et lui propose un café soluble. Il refuse en faisant une grimace. Ça commence bien.
Je l’invite à prendre place sur le sofa, mais comme à son habitude, il préfère la chaise en face de moi.
Ses gestes sont mécaniques, précis, mais ses mains trahissent une nervosité qu’il ne contrôle pas. Il ajuste ses manches, une fois, deux fois. Ce tic qu’il traîne comme un vieux pull.
Cette fois, il parle avant même que je n’aie eu le temps de m’installer pleinement dans le silence.
— J’ai fait un rêve ou un cauchemar. Agaçant, je ne rêve pas de la semaine, sauf quand je sais que je viens là.
La phrase tombe, sèche, comme une pierre au fond d’un puits. Il ne lève pas les yeux, mais sa voix à cette teinte de sueur, entre la peur et l’urgence. Je me redresse légèrement.
— C’est l’assurance que notre travail avance.
Il hoche la tête, hésite, puis commence, lentement :
— Il y avait une forêt. Dense, sombre, un truc… oppressant. Et au milieu, un château. En ruines. Immense, mais froid.
Il fait une pause, les yeux fixés sur ses mains comme s’il cherchait les mots là-dedans.
— J’étais dedans. Ou peut-être que… j’étais le château.
Je le laisse parler, évitant toute interruption. Ce moment est fragile, et les rêves, eux, ont besoin d’espace.
— C’était vide. Froid. Y’avait rien, sauf une porte. Et quelqu’un frappait à cette porte.
Sa voix se brise légèrement. Il ajuste à nouveau ses manches, plus fébrilement cette fois.
— Une femme. Elle voulait entrer. Elle disait : "Je sais que tu es là."
Il s’arrête, presque à bout de souffle. Je vois ses doigts se crisper sur ses genoux.
— Et vous ? Que faisiez-vous ?
Il relève légèrement les yeux, mais évite toujours mon regard.
— Rien. Je voulais qu’elle parte.
— Pourquoi ?
Il serre les mâchoires, hésite longuement.
— Parce que… j’avais peur. La honte ! N’est-ce pas ?
Je le laisse peser le silence. Dense, chargé, de ces moments qui en disent le plus.
— Cette femme, Alain. Vous la connaissez ?
Il hoche lentement la tête.
Il marque une pause, puis ajoute, à contrecœur :
— Elle essaie toujours de me parler.
— Et ça vous dérange ?
— Oui.
— Pourquoi ?
Il serre à nouveau les mâchoires, son regard toujours fixé sur ses mains. Puis il lâche, presque dans un souffle :
— Parce qu’elle est… normale. Trop normale pour quelqu’un comme moi.
Je note mentalement cette phrase. "Trop normale pour quelqu’un comme moi."
— Et quelqu’un comme vous, Alain, c’est quoi ?
Il relève enfin la tête, et son regard croise le mien, un instant.
—Vous le savez, je suis une Bête.
Le mot claque dans l’air, brut, sans détour. Je me redresse légèrement dans mon fauteuil, mais reste silencieux. Il reprend, comme pour se justifier :
— Elle est bien. Trop bien. Moi, je… je suis…
Il s’interrompt, incapable de finir sa phrase. Ses mains lâchent enfin ses manches et retombent sur ses genoux, ouvertes, comme un aveu.
Voilà, la porte s’est entrouverte.
— Et si cette femme voyait autre chose en vous, Alain ? Quelque chose que vous ne voyez pas vous-même ?
Il secoue la tête, un rictus nerveux sur les lèvres.
— Elle sait pas. Elle peut pas savoir.
— Peut-être qu’elle sait, Alain. Peut-être qu’elle voit au-delà des murs du château.
Il reste silencieux, mais je sens que quelque chose bouge en lui. Ce rêve, cette femme qui frappe à la porte, ce château vide. Tout cela n’est pas qu’un songe. C’est une mise en scène, un théâtre où la Bête joue son propre rôle, terrifiée à l’idée d’être vue autrement.
13h45.
Alain fixe toujours ses mains, comme s’il espérait y trouver une réponse. De mon côté, je laisse le temps filer, prêt à le ramener doucement vers le fil laissé la semaine dernière.
— Alain, dis-je enfin, en rompant le calme d’une voix posée. Vous souvenez-vous des trois mots que nous avons posés à la fin de notre dernière séance ?
Il plisse les yeux, comme pour fouiller dans sa mémoire.
— Reflet… contrôle… vide ?
Je hoche la tête. Maintenant je m’en souviens aussi.
— Exactement. Reflet, contrôle, vide. Pourquoi pensez-vous que ces mots vous sont venus ?
Il hausse les épaules, son regard glissant sur la petite table en marbre.
— Je sais pas. Ils sonnaient… justes.
— Justes ?
Il acquiesce, mais ne développe pas. Je sens qu’il est toujours réticent à explorer. C’est comme s’il avait peur de ce qu’il pourrait trouver.
— Parlez-moi de ce miroir fissuré, Alain. Celui dont vous m’avez parlé la semaine dernière.
Je vois son visage se contracter légèrement. Il détourne le regard, un geste défensif.
— Je l’ai déplacé.
— Ah oui ?
— Oui. Il me dérangeait. Je l’ai mis dans un coin, face contre le mur.
Sa voix est basse, presque un murmure.
— Pourquoi vous dérangeait-il ?
— Parce que… je ne supportais plus de le voir.
— Et maintenant qu’il est face au mur ?
Il esquisse un rictus amer, secoue la tête.
— C’est pire. Je sais qu’il est là, il boude. On s’évite franchement.
Voilà, on y revient. Le miroir, symbole de tout ce qu’il évite.
— Vous avez dit la semaine dernière qu’il vous montrait une image déformée.
Il hoche lentement la tête.
— Oui. Une image… qui n’est pas moi.
— Et si, justement, c’était vous ? Une partie de vous que vous refusez de voir ?
Il secoue à nouveau la tête, son rictus se transformant en grimace.
— Non. Ce truc dans le miroir… c’est pas moi, déjà dit.
Je prends une pause, laissant mes mots se poser avant de continuer.
— Alain, pensez-vous que la Bête, dans le conte, voit ce qu’elle est vraiment lorsqu’elle se regarde dans le miroir ?
Il fronce les sourcils, hésite.
— Elle voit un monstre, non ?
— Peut-être. Mais est-ce parce qu’elle est un monstre, ou parce qu’elle croit qu’elle l’est ?
Il reste silencieux, mais je vois qu’il réfléchit.
— Et cette femme, Alain ? Celle qui frappe à la porte dans votre rêve. Que pensez-vous qu’elle aurait vu si elle était entrée ?
Il serre les mâchoires, visiblement mal à l’aise.
— Elle aurait vu… ce que je suis.
— Encore une fois, que voyez-vous dans ce miroir ?
— Quelqu’un qui ne devrait pas être là. Enfin si on peut dire que la Bête est quelqu’un.
Nouvelle phrase plongeant au fond du puits. Je la laisse rebondir en échos.
— Pourquoi ne devriez-vous pas être là ?
Il détourne à nouveau le regard, un mouvement presque instinctif.
— Parce que… parce que je ne suis pas… suffisant.
Le mot reste suspendu entre nous. Suffisant. Pas assez. La Bête et son éternelle peur d’être rejetée.
— Alain, vous parlez de suffisant. Suffisant pour quoi ?
— Pour… elle, peut-être. Pour les autres.
Je hoche lentement la tête.
— Vous savez, cette femme qui frappe à la porte, dans votre rêve… Peut-être qu’elle ne cherche pas à voir une version parfaite de vous. Peut-être qu’elle veut juste vous voir, tel que vous êtes.
Il pince les lèvres, son regard toujours fixé sur ses mains.
— Et si elle voyait une Bête ? susurre-t-il.
Je le regarde avec une douceur calculée, mes mains jointes devant moi.
— Et si cette Bête était juste un reflet, Alain ? Un reflet fissuré, mais pas une vérité.
Un long silence suit. Ses épaules se relâchent légèrement, mais je sens que l’idée fait son chemin. Le miroir, la porte, la Bête : tout commence à trouver les bons fils dans son esprit, mais les nœuds, eux, sont encore loin d’être dénoués.
Je jette un œil à l’horloge.
14h00.
Le temps file, mais la porte entrouverte mérite qu’on attende encore un peu.
Alain est toujours sur sa chaise, un colosse qui semble vouloir s’effacer dans le décor. Ses mains, enfin lâchées de leur tic nerveux, reposent sur ses genoux comme deux pierres mal dégrossies.
Le silence s’étire, mais cette fois, il a une texture différente, presque de papier peint boursoufflé sous un décapeur thermique.
Je décide d’y mettre une pointe d’humour, histoire de dérider un peu la situation.
— Alors, Alain, ce miroir face au mur… Vous pensez qu’il boude ?
Il relève brusquement la tête, surpris par ma question, puis esquisse un sourire hésitant.
— Si c’est le cas, il est aussi têtu que moi.
— Eh bien, voilà un point commun. Peut-être que c’est même le seul.
Alain lâche un léger ricanement, le genre de son qui s’échappe sans qu’on l’autorise. Je vois ses épaules se détendre légèrement, et c’est une petite victoire.
— Vous savez, Alain, dans le conte de La Belle et la Bête, la Bête passe son temps à s’enfermer. Elle grogne, elle hurle, elle repousse tout le monde. Mais elle garde un miroir à portée de main. Pourquoi, à votre avis ?
Il plisse les yeux, réfléchit, le genre de réflexion qui pourrait presque faire fumer ses oreilles.
— Pour se regarder ?
Je ne peux m’empêcher de sourire en coin.
— Pour se surveiller, plutôt. Pas pour se regarder. Elle flippe que quelqu’un voie ce qu’elle est vraiment. Mais bizarrement, elle garde le miroir à portée, remettre sa mèche folle ou essuyer la tomate à la commissure des lèvres, au cas où quelqu’un arrivait à se faufiler par une porte ou une fenêtre entrebâillée. Vous savez, l’expression « J’ai vu de la lumière alors je suis rentré », elle n’existe pas pour rien.
Il me fixe, incrédule, pire que si je venais de lui raconter que la Bête faisait du yoga les dimanches matin.
— Donc, elle veut qu’on entre ou pas ? Là, vous m’avez perdu.
— Bien sûr qu’elle veut. Sinon, elle aurait enterré le miroir dans le jardin ou, mieux, l’aurait vendu à une brocante.
Alain laisse échapper un ricanement, mi-amusé, mi-déstabilisé.
— Vous dites que je suis comme ça, moi ?
Je lève les mains, faussement innocent.
— Eh, moi, je dis rien. Mais si votre miroir fissuré pouvait parler, il aurait peut-être deux, trois trucs à raconter sur les portes et les fenêtres que vous laissez entrouvertes.
Il éclate d’un rire bref, presque surpris par lui-même.
— Et cette lumière que vous dites qu’on voit derrière la porte… Elle sert à quoi ?
— À dire que vous êtes là, pardi. Un peu comme ces bougies qu’on met dans les fenêtres à Noël. Ça attire les anges.
Il hausse un sourcil, sceptique, mais il sourit encore. Une avancée spectaculaire pour un type qui, la semaine dernière, aurait préféré discuter avec une bûche qu’avec moi.
— Alors quoi ? Je devrais leur dire de rentrer ?
Je prends un air faussement dramatique, les mains jointes comme un mauvais comédien.
— Non, surtout pas ! Faut leur faire croire que c’est eux qui ont insisté, que vous leur faites une fleur. La fierté, Alain, toujours la fierté du mec bourru.
Il rit de bon cœur cette fois, un vrai rire, et ses épaules se relâchent presque imperceptiblement.
— Vous avez réponse à tout, hein ?
— Non, pas à tout. Mais je connais deux ou trois astuces pour les châteaux grincheux et les miroirs capricieux.
Il secoue la tête, amusé, mais je vois bien que quelque chose cogite là-dedans.
— Vous pensez qu’elle voit vraiment quelque chose, cette femme ?
Je prends un ton léger, un brin moqueur :
— Peut-être qu’elle voit un truc que vous, vous loupez, justement parce que vous passez votre temps à regarder ailleurs.
Un éclat dans son regard, un mélange de surprise et de malaise, comme si j’avais touché juste sans viser.
— Et si elle voit un truc qu’elle aime pas ?
Je ris doucement.
— Eh bien, au moins, vous aurez économisé un dîner. Mais, honnêtement, Alain, vous savez ce qui est plus flippant qu’une femme qui voit quelque chose qu’elle aime pas ?
— Non. Quoi ?
— Une femme qui voit rien du tout. Parce que là, vous êtes juste… personne.
Il reste interdit, puis lâche un soupir mi-amusé, mi-pensif.
— Vous êtes un sacré numéro, vous.
— Et vous, Alain, vous êtes un sacré château.
Il rit encore, un peu plus fort cette fois, avant de croiser les bras comme pour se protéger. Mais le sourire est là, et c’est tout ce qui compte.
14h20.
— Alors, Alain, dis-je en prenant un ton faussement léger, ce miroir que vous avez mis au coin… Vous pensez qu’il attend quoi, exactement ? Une invitation à dîner ?
Il relève la tête, l’air incrédule.
— Une invitation ? Vous rigolez ?
— Pas du tout. Moi, je me dis que ce miroir, il a peut-être juste envie qu’on le retourne à nouveau, qu’on regarde pour ce qu’il est. Des fissures, des balafres, des boutons d’herpès même, si vous voulez… oui, mais pas que.
Il pince les lèvres, hésite, puis lâche dans un souffle :
— Vous voulez dire qu’il n’est pas juste… cassé ?
Je souris, un brin narquois.
— Cassé ? Qui ne l’est pas, Alain ? Vous croyez que les autres sont des modèles d’usine ? On est tous un peu brisés. Mais la différence, c’est ce qu’on fait avec nos morceaux et qu’on laisse pas la rouille s’installer dans les pustules.
Il ricane, un rire bref mais sincère.
— Vous avez toujours des réponses, hein ?
— Pas toujours, Alain, mais j’ai de bonnes répliques. Ça compte aussi. C’est parfois ridicule, mais ça a le mérite de briser la glace.
— La glace ou le miroir ?
Il éclate d’un rire franc, un vrai cette fois. Et voilà, les fissures commencent à s’élargir, laissant passer un peu de lumière.
— Et cette femme, Alain, cette fameuse "Belle". Vous pensez qu’elle voit quoi, elle, dans vos fissures ?
Il fronce les sourcils, comme si la question était un piège.
— Elle voit sûrement la Bête dans son quotidien.
— Et alors ? La Bête, elle a son charme, vous savez. Vous pensez qu’elle aurait voulu d’un prince ennuyeux avec des poèmes et des chemises bien repassées ?
Il me regarde, surpris.
— Vous croyez ?
— Moi, ce que je crois, Alain, c’est que cette femme, elle frappe à votre porte parce qu’elle voit quelque chose que vous, vous refusez de voir. Et si elle le voit, c’est que ce n’est pas si terrible que ça.
Il reste silencieux, le regard fixé sur un point invisible, mais je sens qu’il cogite.
— Et si elle se trompe ? Si elle voit un truc qui n’existe pas ?
Je ris doucement, croisant les bras.
— Alors, laissez-la se tromper. Mais vous savez quoi ? Peut-être qu’elle voit plus juste que vous.
Il secoue la tête, mais je vois qu’il y a une petite étincelle dans son regard, une lueur de curiosité mêlée de peur.
14h30.
— Alors, Alain, quels mots vous gardez de cette séance ?
Il réfléchit, ses yeux fixés sur la petite table en marbre. Puis il lâche :
— Ombre… lumière… et… risque.
Je note, satisfait.
— Le risque, hein ? C’est un bon mot, ça. Vous savez ce qu’on dit : pas de lumière sans ombre, et pas d’ombre sans prendre des risques.
Il hoche la tête, son visage un peu plus détendu. Mais alors qu’il remet son manteau, je sens qu’il mijote quelque chose.
Au moment où je me lève pour le raccompagner à la porte, il se retourne brusquement, son regard planté dans le mien.
— Vous savez, ce miroir… Peut-être que je devrais juste le foutre à la benne.
Je souris, doucement, le genre de sourire qui dit « fais comme tu veux, mais t’es pas encore sorti de l’auberge ».
— Vous pourriez, bien sûr. Mais allez savoir… Dans ces fissures, y a peut-être une réponse planquée. Pas celle que vous cherchez, non, celle qui vous cherche, vous.
Il reste figé là, comme un môme désarçonné de son manège de bois. L’hésitation est palpable, presque comique. Puis, avec un haussement d’épaules dubitatif, il s’éclipse dans la brume.
La Bête s’éloigne, le pas un peu moins lourd, comme si son château venait de perdre quelques pierres. Mais nous savons tous les deux que la porte, elle, n’est pas fermée. Juste entrebâillée. Juste assez pour laisser passer un courant d’air… ou une Belle qui aurait l’audace de se faufiler.
14h40.
Je referme doucement la porte et retourne à mon fauteuil, mes notes toujours éparpillées sur la table. "Ombre, lumière, risque." Des mots simples, mais qui résonnent comme une énigme.
Je repense à cette femme, cette Belle qu’Alain évoque toujours à demi-mot. Elle frappe, elle insiste, mais lui, il hésite. La peur de tout casser, qu’il dit. Comme si son château, déjà fissuré de partout, risquait encore de s’écrouler. Mais parfois, c’est pas la peur qui tient debout, c’est le bordel qu’on y met en entrant. Peut-être que ce qu’il lui faut, à Alain, c’est un bon coup de pied dans ses murailles, un éclair qui déchire le ciel de sa solitude. Parce que, soyons clairs, son château est déjà en ruine. Alors, un peu de lumière ? C’est toujours bon à prendre.
Je me lève, mes jambes un peu raides, comme si moi aussi j’avais traversé ses fissures. Direction la salle d’eau, le grand classique du psy qui finit toujours par se regarder dans son propre miroir. Pas fissuré, le mien, non. Mais il a cette manière de renvoyer un reflet qui pose des questions que je préfèrerais éviter. Je le fixe, ce foutu miroir, comme si je cherchais à savoir ce qu’il sait de moi que j’ignore encore.
"Les fissures, ça laisse passer la lumière." Je l’ai dit à Alain, et c’était joli, presque noble. Mais est-ce que j’y crois, franchement ? Peut-être que oui, peut-être que non. Parce qu’entre nous, laisser passer la lumière, ça veut aussi dire qu’elle éclaire des coins qu’on aurait bien voulu garder dans l’ombre.
L’horloge murmure 14h45, un rappel discret que la vie continue, que d’autres histoires attendent. Je retourne m’asseoir, le poids des mots d’Alain encore accroché à mes épaules. "Ombre, lumière, risque." Ça pourrait être le résumé d’un conte, ou peut-être juste celui de la vie.
Et là, une pensée s’invite, incongrue, insolente :
"Et si la Bête, dans le conte, n’avait jamais voulu devenir prince ?"
Un sourire me traverse, ironique et un brin amer. Peut-être que c’était ça, le vrai secret du conte : la Bête n’a jamais demandé à être transformée. Elle voulait juste qu’on la regarde.
Et Alain ? Même si ce n’est pas vraiment la Bête du conte. Est-ce que je ne commets pas une erreur en lui montrant ses portes à semi-ouvertes ? Et si c’était l’inverse, si au fond, il me demandait juste de le l’aider à les clore définitivement ?
L’Histoire est pleine de ces solitaires qui, en s’isolant, ont fini par révéler quelque chose d’essentiel. Rien que Newton, ce génie du XVIIe siècle. En pleine peste, il s’est enfermé loin du chaos de Londres, seul dans un manoir à Woolsthorpe. Pas de Belle pour lui, juste des heures passées à observer, à réfléchir, à laisser son esprit vagabonder. Et c’est là, dans cet isolement forcé, qu’il a vu une pomme tomber et qu’il a changé la manière dont nous comprenons le monde. Gravité, lois de la mécanique, lumière : tout est sorti de ce repli, de ce face-à-face avec lui-même.
Mais la différence, c’est que Newton a su ouvrir une porte. Pas à quelqu’un d’autre, mais à ses propres idées. Alain, lui, reste enfermé dans un château où même la lumière hésite à entrer. Ce miroir fissuré qu’il cache dans un coin, c’est son Newton à lui. Une pomme qui tombe, un éclat qui pourrait tout révéler, mais qu’il préfère éviter.
Cette dernière pensée me rassure. Mais il va tout de même falloir que je creuse la question avec lui.