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La responsabilité flottante : psychanalyse du regard manquant dans Le Ballon de Vallotton

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 17 avr.
  • 4 min de lecture
Félix Vallotton, Le Ballon, 1899. Musée d'Orsay, domaine public
Félix Vallotton, Le Ballon, 1899. Musée d'Orsay, domaine public

Cet article propose une lecture psychanalytique du tableau Le Ballon de Félix Vallotton (1899), à la lumière des phénomènes de dissociation attentionnelle dans le lien éducatif.

Loin d’illustrer une situation dramatique ou traumatique, l’œuvre capture un moment d’inattention ordinaire, dans lequel une enfant — après avoir lancé un ballon — se retrouve seule, tandis que deux adultes conversent debout à distance. En croisant cette scène picturale avec la structure psychologique du "manque de regard" et la notion de responsabilité implicite, nous analysons la construction d’un espace psychique où l’enfant est présent, visible, mais non perçu.

Nous interrogeons ce moment de flottement comme une scène fondatrice possible de la subjectivité en défaut, et proposons une approche clinique centrée sur les formes douces de désengagement dans le lien analytique.


La psychanalyse ne s’intéresse pas uniquement aux scènes de violence manifeste ou aux conflits explicites. Elle travaille aussi sur les moments flous, les scènes anodines, les gestes manquants, les présences sans ancrage. C’est dans ces interstices souvent négligés que se construisent les matrices de la subjectivité, mais aussi les fondations du doute sur soi.


Dans cette perspective, le regard, l’attention, la nomination, sont des actes essentiels. Ne pas être vu, ne pas être nommé, ne pas être regardé, même sans hostilité, peut produire des effets durables sur le sujet en construction.


C’est ce que nous propose d’explorer Le Ballon, tableau de Félix Vallotton peint en 1899, dans une scène calme, sans tension apparente, mais où l’attention est flottante, et la responsabilité silencieuse.


Présentation de l’œuvre : Le Ballon de Félix Vallotton (1899)


Le tableau présente une scène d’extérieur, dans un parc ou un jardin urbain. Une petite fille, vêtue de blanc, se tient seule au premier plan gauche. Elle semble avoir lancé un ballon orange, qui repose au sol à une certaine distance devant elle.

Plus loin, deux femmes adultes, debout sur la pelouse, sont engagées dans une conversation. Elles sont tournées l’une vers l’autre. Aucune ne regarde l’enfant. Elles sont dans un autre tempo, un autre lien.

La scène est paisible, lumineuse, équilibrée.


Et pourtant — quelque chose échappe. Quelque chose dans cette distance, dans ce non-regard, produit un flottement. L’enfant est là, visible, au centre, mais sans ancrage relationnel.


Théorisation du regard manquant : de l’inattention au non-inscrit

Dans le développement du sujet, être vu, être pensé, être inscrit dans le champ de l’autre, est un facteur essentiel. Donald Winnicott parlait de la capacité d’être seul en présence de l’autre comme d’un accomplissement structurant. Mais encore faut-il que l’"autre" soit présent symboliquement, c’est-à-dire qu’il regarde sans forcément intervenir.


Ce que montre Le Ballon, ce n’est pas une absence dramatique, mais une absence d’ajustement perceptif. L’enfant n’est pas en danger, mais elle n’est pas dans le regard.


Et cette absence de regard partagé, répétée ou structurante, peut donner naissance à une forme de doute sur l’existence psychique propre.


Dissociation attentionnelle et responsabilité diffuse

Dans le champ de la psychologie sociale, l’effet spectateur (Latané & Darley, 1968) désigne le phénomène par lequel plusieurs personnes témoins d’un événement ne réagissent pas, chacun supposant que l’autre interviendra.


Dans Le Ballon, nous ne sommes pas dans un effet spectateur au sens strict :– il n’y a pas d’urgence,– il n’y a pas d’appel au secours.

Mais il existe une structure analogue : la responsabilité éducative est probablement partagée entre les deux adultes de la scène, aucune ne l’assume dans l’instant.

Et cette non-désignation du rôle crée une vacance symbolique.

L’enfant n’est pas laissée seule physiquement, mais elle est non tenue dans le champ de l’attention active.

Traduction clinique : micro-scènes de désengagement ordinaire

En séance, de nombreux patients racontent, parfois à demi-mot, des souvenirs de ce type :

"Ils parlaient entre eux, moi je jouais."

"Je ne savais pas si j’avais le droit d’interrompre."

"J’étais dans le champ, mais pas dans leur monde."


Ces récits ne sont pas toujours formulés comme des plaintes. Mais ils signalent des fondations de la subjectivité non validée. Des expériences répétées d’être présent mais non reconnu.


Le Ballon devient ici un archétype visuel de cette scène :

– La fillette existe,

– elle joue,

– mais elle n’est pas "reliée".


Le rôle du psychanalyste

Dans la clinique du Seuil, le rôle de l’analyste n’est pas de combler ce vide, mais d’en repérer la récurrence. De sentir quand le lien est suspendu, quand le sujet parle sans être retenu, quand la parole flotte.

Et d’offrir alors un point de recontact symbolique, par une parole juste, un regard porté, non pour surveiller, mais pour inscrire.

“Je vous ai entendu quand vous pensiez n’avoir rien dit.”

Le Ballon de Vallotton ne montre ni négligence grave, ni abandon, ni drame.Il montre quelque chose de plus subtil, de plus banal, de plus structurant :la dissociation douce entre un sujet et ceux qui l’entourent.


Ce moment où la responsabilité est présente,mais non exercée.


Et c’est ce type de scène — invisible, ordinaire, légère —que la psychanalyse du Seuil vient entendre,

non pour les corriger,

mais pour permettre au sujet de savoir qu’il était là — même sans regard.



Bibliographie

Latané, B., & Darley, J. M. (1968). Group inhibition of bystander intervention in emergencies. Journal of Personality and Social Psychology, 10(3), 215–221. https://doi.org/10.1037/h0026570




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